Entretien avec Philippe Katerine
Comment expliquez-vous votre attachement aux bars à concerts ?
J’ai commencé à les fréquenter très jeune, en Vendée, vers 1986-1987.
Je jouais dans des groupes et on faisait beaucoup de concerts dans des bars parce que c’était les seuls lieux qui nous recevaient. Avec les autres musiciens, on se retrouvait toujours dans les mêmes endroits, où l’on croisait aussi les Little Rabbits. Toute une communauté s’est créée.
Mon premier concert tout seul, en guitare-voix, s’est aussi déroulé dans un bar. Ces lieux m’ont donné la possibilité de jouer, ce qui déjà était énorme.
C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, mais c’est une expérience fondatrice. Quand on est seul sur scène, parfois on entend plus le public que soi-même, on peut toucher le public et inversement ! Il n’y a aucune barrière. Tout est très mélangé, très brut. Souvent, il n’y a pas de scène, les groupes jouent sans être surélevés, donc le public voit juste le haut du crâne des musiciens ! C’est le son qui compte avant tout, plus que l’image ou la mise en scène.
Si ça se passe mal, il faut corriger le tir.
Si ça se passe bien, c’est un vrai tremplin, et ça a été mon cas.
Avez-vous en tête des rencontres ou des concerts marquants que vous avez faits dans ce genre d’endroit ?
Oui, notamment quand j’étais étudiant à Rennes. À cette époque, j’allais souvent voir des concerts dans les bars.
Je fréquentais aussi le Floride à Nantes – c’est là que j’ai vu McCarthy, le groupe qui sera à l’origine de Stereolab.
Ce concert m’a beaucoup marqué, tout comme celui de Picasso y los Simios, un groupe nantais qui nous avait beaucoup impressionnés, Dominique A et moi, en tant que spectateurs. À Rennes et à Nantes, j’allais voir beaucoup de groupes locaux, à vrai dire. De la pop, mais aussi pas mal de jazz. Plus tard, à Paris, il y a eu un bar très important pour moi, où j’allais tout le temps:
El Café Bar, chez Philou, au croisement de la rue Rodier et de la rue Condorcet (dans le IX e arrondissement).
Il y avait une sorte de couloir avec des instruments disponibles et on se retrouvait en bande, par exemple avec mes amis Julien Baer et Grégori Czerkinsky. C’était très rassurant de faire partie de cette communauté. En allant dans ce bar, on était sûrs d’y croiser quelqu’un qu’on connaissait. Ça a fermé depuis. Après, j’ai formé un groupe issu de ce café, avec Grégori à la batterie, Philippe Eveno à la guitare et Sébastien Moreau à la basse. J’ai constitué ce groupe et on a enregistré tout un disque – c’est l’album avec mes parents sur la pochette [Philippe Katerine, 2010]. Sur mon nouvel album, il y a justement un morceau qui s’appelle Chez Philou (El Café Bar), une chanson nostalgique sur ce bar, ce qu’il était à son apogée et surtout ce qu’il n’est plus.
Votre vocation est-elle née dans un bar à concerts ?
Oui. Ce ne sont pas forcément des lieux faits pour ça, mais il y a une émulation bouillonnante dans ces endroits.
Quand le rideau de fer se fermait chez Philou à 2 heures du matin, on restait à l’intérieur et la fête continuait en chantant, en dessinant, en dansant, en écoutant de la musique très fort.
Que vous inspire votre rôle de parrain de la nouvelle édition du Festival Culture Bar-Bars ?
Dans le mot “parrain”, il y a un côté mafieux qui est quand même assez drôle et assez éloigné de ma personnalité ! [rires]
En tout cas, c’est évidemment un honneur pour moi. Ce n’est pas rien d’être parrain.
L’histoire des bars à concerts, c’est aussi l’histoire des révolutions : des groupes se forment, les idées sont en effervescence, et c’est aussi là que se fomente le projet de renverser un pouvoir, de fonder une revue… L’Histoire de l’art regorge d’exemples comme ça. On renverse les tables dans les cafés, au sens propre comme au figuré
Entretien avec Victor Lemaure
À quand remontent vos premiers contacts avec les bars à concerts et les clubs en tant qu’artiste ?
J’ai commencé à Paris dans les bars des rues Jean-Pierre Timbaud et Oberkampf [dans le XI e arrondissement] en participant à des soirées mensuelles qui s’appelaient Dada, dans les années 2000.
Avant ça, je m’étais aussi produit au Batofar.
Pourquoi est-il primordial pour vous de soutenir ces lieux culturels uniques ?
Sans eux, la communauté queer, à laquelle j’appartiens, ne serait pas représentée dans le milieu de la culture. Ce sont les premiers endroits qui nous ont offert un accès, une visibilité artistique et politique, ainsi que la possibilité de nous produire devant un public qui ne nous attend pas forcément.
C’est d’ailleurs toute la beauté et la magie de ces établissements : ils peuvent engendrer des rencontres inattendues. Par exemple, je me souviens d’une performance que j’ai faite à Saint-Ouen, une courte pièce sur mes origines tunisiennes et les questions de genre. J’ai eu la surprise de voir dans le public non pas mes potes habituels, mais plein de gens du coin avec qui j’ai parlé après. Je crois que c’était la discussion la plus intense et riche que j’aie jamais eue ! Parler arabe avec des mères de famille qui avaient des questions hyper-pertinentes sur le genre, thème rarement évoqué dans les quartiers, c’était précieux et ça n’arrive pas très souvent. Il faut sortir de l’entre-soi pour s’enrichir mutuellement.
La scène drag française s’est beaucoup développée ces dernières années. Comment la décririez-vous ?
On ne peut que se réjouir de cet essor. À mes débuts, c’était plus compliqué, mais aujourd’hui on est face à une scène extrêmement diversifiée, avec une grande pluralité dans les représentations des drag queens et drag kings.
C’est une culture qui reste très imprégnée du cabaret. Aujourd’hui, il y a deux ou trois soirées drag par semaine à Paris. Cette ville n’est d’ailleurs pas le centre du monde !
Partout dans le pays, on trouve de nombreux rendez-vous hebdomadaires ou mensuels, comme au Havre,où j’habite.
C’est vraiment épanouissant de constater qu’après chaque spectacle les gérants sont joyeux, certains ont peut-être découvert une nouvelle culture, certains peuvent évoluer dans leurs questionnements et nous proposer d’accueillir des ateliers de drag kings.
Comment vous sentez-vous dans ces lieux de grande proximité avec le public ?
J’aime me sentir un peu comme à la maison quand je vais jouer dans un endroit ou que j’organise une soirée.
Nos représentations artistiques relèvent très souvent de l’intime : on va manipuler nos histoires personnelles, les déconstruire, les donner à voir, et tout cela déclenche toujours beaucoup d’émotions puissantes, alliées à de la franche rigolade.
J’aime bien cette opposition, ce va- et-vient entre l’artiste et le public.
Ce que j’apprécie par-dessus tout quand je me trouve dans un bar ou un café-concert, c’est que la scène est souvent très petite.
Ça donne une libre circulation des artistes dans l’espace et ça permet de briser la frontière entre le regardant et le regardé.